Petite fille, il paraît que je ne parlais pas beaucoup - j'étais plutôt du genre à dessiner tout ce qui me passait par la tête, et les instants où ma bouche s'ouvrait à l'école, c'était pour parler de mes dessins, les montrer aux autres ou même les comparer. Pas que j'étais méchante, bien au contraire même, mais j'étais tout ce qu'il y avait de plus réservé, réservant à ceux qui m'entouraient mes plus beaux sourires alors que ma petite bulle elle, prenait possession de mes mots. D'ailleurs, ce silence que j'arborais presque en permanence semblait ne pas déstabiliser une seule personne; un petit garçon de ma classe. Il s'appelait Léo et nous nous entendions plutôt bien; il faut dire que lui n'avait pas besoin de longs et pénibles monologues pour espérer me faire dire quelques mots; il m'observait dessiner, en silence, et la plupart du temps, je lui offrais mes dessins les plus réussis. Je ne savais pas grand chose sur lui, mais je l'aimais bien. Après tout, quand on est enfant on a pas vraiment besoin de beaucoup d'arguments pour s'attacher à une personne. Mais rapidement, je me rendis compte que dessiner toute seule n'était plus très drôle, maintenant que quelqu'un voulait apparemment en savoir plus sur mon petit monde; alors, un beau jour, alors qu'il s'était installé en face de moi durant la récréation, je m'étais levée et lui avais tendu le feutre que j'avais en main, lui montrant aussi la feuille pour le moment vierge de toute couleur, de toute forme. Et rapidement, le maître d'école se rendit compte de l'harmonie et de la complicité qui se passait entre nous; nous n'avions même pas besoin d'échanger un mot pour se comprendre. Quand nos parents en furent informés, ils virent cette relation d'un bon œil; en même temps, ils avaient de quoi. Cette amitié naissante était peut être vue par eux comme une forme de soulagement sur le passé ? Nous voir ensemble allégeait-il leur conscience ? Cela rendait-il un peu plus clair leurs mensonges ?! Je l'ignore encore, mais l'adulte que je suis à présent a bien compris à quel point les enfants peuvent être menés en bateau par les adultes. La preuve: le Père Noël, la petite souris, le père Fouettard, et toutes ces autres foutaises uniquement destinées à nous ranger sur le pseudo bon chemin... « - Alors ma chérie, comment s'est passé ton jour d'école aujourd'hui ? » M'avait questionné ma grand-mère alors que je venais d'effectuer ma première rentrée dans le primaire. Évidemment, puisque l'école se trouvait seulement à quelques rues de la maternelle, j'avais de nombreuses fois insisté auprès de mes parents pour être à celle de Léo: nos parents, s'étant rendus compte de notre amitié de plus en plus grandissante l'avait même agrandie au-delà de l'école, puisqu'il n'était pas rare que j'aille chez lui plusieurs fois, ou que lui vienne également. Rapidement, il devenait un peu le frère que j'avais toujours voulu; puisque maman ne répondait pas un mot quand je demandais si j'allais avoir un petit frère ou une petite sœur, autant dire que cette situation me convenait parfaitement. « - Super, Mamie ! Dis, Léo il pourra venir goûter aussi desfois ? Puisque c'est un peu comme mon frère, c'est comme ton petit-fils à toi aussi non ? Oh allez, dis ouiiii. » Je ne compris pas le sens du regard lourd qu'elle adressa à ma mère à la fin de ma phrase; tout ce dont je me souviens, c'est de ma mère qui avait d'un seul coup perdu tous ses moyens et m'avait balbutié de vite finir mes cookies. Sans le savoir, j'avais mis pile le doigt là où il ne fallait pas, et le soir-même, mes parents se disputaient à ce sujet, alors que moi je m'étais endormie à points fermés. « « - Quand est-ce que tu comptes enfin le lui dire, mh ? On peut savoir ? » « - Sûrement pas dès maintenant! Ce n'est qu'une enfant, tu penses à son équilibre, aux repères qu'elle s'est déjà fixés ?! La majorité, oui oui la majorité conviendra parfaitem-... » « - Tu plaisantes ? Tu veux dire que nous avons encore 12 ans à la préserver dans le mensonge ? C'est ce que tu veux pour ta fille, Annie ? » « - Bon, TRÈS BIEN! Très bien, nous lui dirons avant...Mais s'il te plaît, laisse-moi encore un peu de temps, Mark. Au moins sa pré-adolescence. S'il te plait... » Mais malheureusement pour moi, mes 'parents' n'eurent jamais l'occasion de passer l'épreuve de l'aveu: à peine un an après cette discussion, une dispute éclata avec les parents de Léo: eux voulaient nous apprendre à tous les deux la vérité; ceux que j'appelais papa et maman n'étaient que des imposteurs, mes sentiments fraternels étaient bel et bien valides: mais celle que j'appelais encore 'maman' à cette époque refusait de me l'apprendre pour le moment; elle restait sur sa position et ne voulait négocier nullement. Son mari, pris au dépourvu, fut bien obligé de la suivre dans son choix: quitte à mettre de côté le sacrifice que leurs amis avaient fait de leur laisser s'occuper de leur enfant. Ils ne l'avaient pas vraiment fait de gaité de cœur, mais par nécessité; me voir grandir tout près d'eux était une consolation à leur perte. Mais plus leur relation se détériorait avec mes parents adoptifs, plus ils se rendirent distants à mon égard. Au final, je ne vis plus Léo du tout. Si j'essayais de prendre le téléphone pour prendre de ses nouvelles, j'étais tout de suite punie, sans explication aucune autre que des non-dits et des cris inexpliqués. Quelques larmes, aussi. C'est la même année que j'arrêtais de dessiner: si personne ne prêtait autant d'attention à mes dessins que lui le faisait, à quoi est-ce que ça pouvais bien me servir ?

Je grandis comme toutes les autres petites filles, mais avec la certitude que quelque chose me manquait. Et au fond de moi, je savais que c'était Léo. Pourtant, je le croisais tous les jours dans les couloirs du lycée; nous ne nous parlions pas. A vrai dire, on a jamais tenu une très longue conversation ensemble, mais pour la première fois, j'aurais aimé que ça puisse être le cas. Mais je devais me contenter de voir qu'il allait apparemment bien, de ses regards et de ses sourires à la va-vite; me dire qu'il ne m'avait pas oublié me réconfortait. Peu à peu, je réussis à me faire une petite place au sein du lycée: je réussis même à intégrer les rangs des cheeleaders! Mais je vous arrête tout de suite: je n'étais pas du tout le cliché ambulant que l'on attribue la plupart du temps à ces filles-là. Calme et toujours aussi posée, je m'étais seulement présentée à l'audition par curiosité; j'étais ouverte à tout et j'aimais la danse alors, tenter l'aventure m'a paru être une chose intéressante - et ça a payé, la preuve! La popularité, c'est vraiment très peu pour moi: tout le monde sait que c'est qu'une façade et que ceux qui le sont se la jouent 'regarde-moi, je suis supérieur et je suis fort', alors qu'à l'intérieur, c'est tout autre chose. Je voulais seulement me distraire - me distraire des études, même si j'étais une bonne élève, mais surtout me distraire de chez moi: je n'étais pas une ado difficile mais pourtant l'ambiance n'atteignait pas des sommets à la maison. Mon père était distant, et ma mère se montrait tellement lunatique; c'est simple, je ne savais jamais à quel moment je pouvais lui parler ou non. L'expression 'prendre des pincettes' prenait tout son sens avec elle, et pourtant je ne leur ramenai pas de problèmes. Mais ce que j'ignorais, c'est que dans mon dos, mon père lui mettait la pression pour qu'ils me révèlent enfin le 'mystère' qui accompagnait ma naissance; manquant à sa parole, Annie s'était encore résolue à ne rien dire pour le moment. Et pourtant, j'avais 17 ans. Plus mes études avançaient, plus l'incertitude prenait de la place: université, ou pas université ? Je ne voulais pas quitter ma ville natale, parce que je ne voulais pas tourner aussi vite la page sur une ville où tellement de choses me semblaient ne pas avoir été dites. Un manque, un vide me serrait les entrailles sans que j'en comprenne la cause. Mais fidèle à ma nature, j'encaissais et ne disais rien. Les mois approchaient, l'issue du lycée aussi: je voulais suivre des cours d'art, le dessin et la peinture ayant toujours occupé une place des plus importantes dans mon cœur, et malheureusement, rien de ce proposait cette ville en matière d'école ne s'y rapprochait. Il fallait partir. Aussi difficile que ce fut, j'entrepris alors les démarches nécessaires à la préparation d'un concours d'entrée en école pour l'année qui suivait. Ils demandaient un acte de naissance; première faille dans l'éducation apparemment sans entaille de mes parents: aussi étrange que cela puisse paraître, je ne l'avais jamais tenu entre mes mains, ce sont toujours mes parents qui s'étaient arrangés de régler la paperasse administrative me concernant. Toutefois, cette fois, puisque j'étais bien décidée de me prendre en main, je répondis à la directrice que je me rendrais à la mairie le plus vite possible pour m'en fournir la copie qu'ils demandaient. Une fois le précieux sésame en main, j'aurais très bien pu ne m’apercevoir de rien; mais sans même que je le contrôle, mes yeux balayaient les mots, puis les lettres. Et c'est là que mon cœur ne fit qu'un bond dans ma poitrine. Devant les intitulés "Mr & Mme Red-Burrows" figuraient la mention "parents adoptifs". Non...C'était impossible! « - Mademoiselle ? Tout va bien ? Mademoiselle ? Vous êtes blanche comme un linge! » Je lui répondis un 'ça va' sec, alors que mes jambes, aussi molles que des spaghettis trop cuits apprenaient apparemment à jouer des castagnettes. Je me sentais trahie, prise pour une imbécile, salie...Mais je ne pris pas longtemps pour rentrer chez moi. Claquant la porte derrière moi, je ne fis pas attention aux voisins qui s'étaient retournés sur leur chemin devant l'expression de mon visage. « - HEY! JE PEUX SAVOIR DEPUIS COMBIEN DE TEMPS VOUS ME MENEZ EN BATEAU ? COMBIEN DE TEMPS VOUS COMPTIEZ LE FAIRE ENCORE ? C'EST QUOI CE BORDEL ?! OH, RÉPONDEZ! » M'époumonnais-je dans toute la maison. Ma mère descendit, le visage affolé alors que mon père lui me donna l'impression de quelqu'un dont le poids d'une chose énorme lui tombait subitement sur les épaules. « - Ma chérie enfin, calme-toi, souffle un grand coup et dis-moi ce qui se passe.. » « - Oh voyez vous ça, TA chérie, vraiment ? » Je serrais les dents avant de leur lancer la copie de l'acte de naissance, la preuve ultime. Un long silence suivit ma nouvelle réplique et ils baissèrent tous les deux les yeux, fautifs et culpabilisant. « - Vous savez quoi ? J'attendais l'élément clé qui allait me faire décider de quitter ma ville. Je crois que je l'ai trouvé. » Lâchais-je sèchement avant de m'engouffrer dans l'escalier. Aucune de leur protestation ne me fit changer d'avis, et je n'attendis même pas la fin de l'été pour déménager et commencer ma propre vie.

De mes 18 à mes 22 ans, je me concentrai exclusivement sur mon école: c'était le seul passe-temps suffisamment important que j'avais pour me permettre de faire l'impasse sur mes problèmes personnels: le secret qui me suivait depuis toute petite, les lettres et appels que je laissai sans réponse de mes parents adoptifs, et l'énormité que j'avais découverte il y a quelques années. Furieuse, j'étais peut-être partie sur un coup de tête mais cela ne m'avait pas empêché de vouloir en découvrir un peu plus sur mes origines. C'est en faisant des recherches sur mes parents biologiques que mon cœur subit une deuxième secousse: je n'en croyais pas mes yeux. Devant moi s'alignaient comme étant mes vrais parents les noms de ceux de mon meilleur ami d'enfance. Alors, il était là ce fil invisible que j'avais toujours senti entre nous, sans être capable de le comprendre totalement ni même de l'expliquer comme il se doit ? Je ne comptais plus le nombre de fois où je les avais appelés en inconnu, où j'aurais voulu leur demander des explications, leur cracher tout ce que je pensais de leur abandon - mais dès que ça décrochait, dès que j'entendais leur voix à l'autre bout du fil, je demeurais silencieuse avant de raccrocher. Ils ne m'avaient pas totalement abandonnée...Ils s'étaient éloignés à cause de ceux qui étaient mes parents. Mais je leur en voulais quand même. C'était normal, non ? Je me souviens d'une fois, où j'avais pris le téléphone en me jurant que c'était la dernière fois que je les appellerais: c'était une voix plus jeune que toutes les autres fois qui m'avait répondue, celle de Léo. « - Je...Pardon, c'est une erreur. Je me suis trompée de numéro. » Avais-je dit en déformant un peu ma voix. J'avais raccroché sans lui laisser le temps de répondre, effrayée. Mais il ne m'avait pas rappelée. Toutefois, plus le temps passait, plus je savais que je ne voulais pas ressembler à mes parents adoptifs; je ne voulais pas me laisser envahir par le secret pour finalement en devenir la victime, et être lâche. Pourrais-je d'ailleurs leur pardonner un jour ?

Quoi qu'il en soit, il a bien fallu que je prenne ma vie en main, jusqu'à faire moi aussi la grosse connerie du mariage. Cela n'a pas duré vraiment très longtemps; volage comme il était, j'ai su voir clair dans son jeu et m'en tirer en sachant garder un maximum de dignité. Maintenant, je compte tout reprendre à zéro et ne pas me dire que l'amour n'est pas fait pour moi non, mais disons que ce n'est pas vraiment ma priorité. Mais quand ça nous tombe dessus sans crier garde, on est bien obligés de faire avec, n'est-ce pas ?