☇ mai 2006. « C'est lui, c'est l'homme de ma vie ! » Sloane avait tout juste dix-huit ans, elle était exaltée et son enthousiasme se lisait jusque dans ses yeux noisette qui pétillaient comme ceux d’une gamine de cinq ans qui aurait vu le père Noël. La brune à ses côtés, quant à elle, montrait beaucoup moins de signes d’excitation alors qu’elle soupirait longuement, presque lassée par le comportement de sa meilleure amie. « Encore ? » Sloane croyait en l'amour, peut-être un peu trop : elle était passionnée, avide de sentiments puissants et dévorants. La blonde ne pouvait s’engager dans une relation sans qu’elle y soit complètement investie. Le problème, c'est qu'il ne lui en fallait pas beaucoup pour qu'elle le soit mais aussi qu’elle se lassait très vite. A peine avait-elle perdu cette petite étincelle, qu’elle arrêtait tout. De nature enjouée et peu susceptible, elle ne souleva pas les plaintes de la brune et en guise de réponse, ne trouva rien de mieux que de lui envoyer un coussin en pleine tête. « Non, mais lui il est différent. » Elle riait mais s'arrêta aussitôt quand elle pensa à ce qu'elle allait devoir lui annoncer dans quelques secondes. Soudain sérieuse, elle baissa les yeux, se mordillant sa lèvre. « Du genre vraiment, vraiment différent. » Elle chuchota ses derniers mots, espérant pouvoir s'en sortir comme ça mais la jeune brune en face d'elle n'allait pas lâcher le morceau si facilement. Elle leva les yeux vers elle, mais les ferma aussitôt en croisant son regard dubitatif. Il fallait juste qu'elle le dise, une bonne fois pour toutes. Comme un pansement qu'on enlève d'un coup sec. « Il a vingt-huit ans. » BAM. La bombe était jetée et la suite ne fut qu'un flot de paroles (parfois de cris) d'exaspération de la part de sa meilleure amie. A la différence de Sloane, la brune avait les pieds sur terre et le même petit-ami depuis trois ans alors le contraste était parfois déroutant… La relation entre Sloane et cet homme n'avait duré que quelques mois mais avait réussi à la changer profondément. Elle agissait différemment quand elle était autour de lui, elle mentait sur son âge, se créait une nouvelle personnalité pour mieux lui plaire. La blonde s'était rapidement perdue entre ces deux mondes alors qu’un vide autour d'elle commençait à se creuser. Ses amis la délaissaient, lassés par ses sautes d'humeurs. Sa famille... Elle n'avait jamais été très proche de ce qu’il restait de sa famille. Alors, en une matinée pluvieuse, elle avait décidé que ça ne valait plus la peine. Que rien ne la retenait à lui et que l’ardeur des premiers jours s’était trop effacée pour lui suffire. Sa vie d’avant lui manquait, ses amis, les soirées… Bon sang, même les cours lui manquait. « C'est fini. » Depuis qu'elle avait prononcé ces trois mots, il la harcelait. Téléphone, messages, e-mails : tout y passait. Il la suivait partout jusqu'à son université en passant par le domicile familial et lorsqu’il arrivait à l’apercevoir, il la suppliait de lui donner une nouvelle chance. Ses efforts pour la reconquérir s’était rapidement transformés en traque dont elle était la proie.

☇ décembre 2008. Sloane se réveilla en sursaut au beau milieu de la nuit, de grosses gouttes de sueurs perlant sur son front pâle. Elle se dégagea légèrement de l'étreinte du jeune homme à ses côtés pour se retourner vers lui et tenter de le réveiller. Posant une main sur son épaule, elle le secouait un peu trop fortement. Elle avait besoin de lui maintenant, alors que son angoisse était à son apogée et que sa respiration était haletante. Elle murmurait son nom encore et encore jusqu'à ce qu'il ouvre enfin les yeux après ce qui semblait une éternité. « Il est là, je le sens il est là. » Sloane était à nouveau prise dans une crise de panique. Effrayée, elle était persuadée que son détraqué d'ex la poursuivait encore. Il l'avait rendu folle, paranoïaque si bien qu’elle avait l'impression de vivre sans cesse dans la psychose. A chaque coin de rue, elle pensait qu'il allait être là à l'attendre. Elle n'osait plus sortir de chez elle, et même là, elle ne se sentait pas en sécurité. La nuit était un de ses moments les plus redoutés. Elle le revoyait se projeter sur elle, ses yeux vides de tous signes de discernement, ses bras serrés autour de son maigre corps abîmé par de précédentes agressions de la sorte, ses lèvres – les mêmes lèvres qui auparavant la conduisait au plaisir – s’agglutinant à sa peau tandis qu’elle tentait de s’échapper avec dégoût. Il plongeait dans la démence et il était déterminé à ce qu’elle s’immerge avec lui. Il avait réussi… Le jeune homme auprès d’elle, à demi-réveillé tenta de former une phrase cohérente. Ce n'était pas la première fois qu'elle le réveillait ainsi mais il n'y était toujours pas habitué. « Ça va faire deux semaines que la police l'a arrêté, Sloane. » Elle savait ça, elle les avait vu l'emmener. Elle avait même croisé son regard et cette image la hantait depuis. Mais elle n'arrivait pas à se persuader qu'il était désormais derrière les barreaux, incapable de lui faire du mal. Elle craignait qu'il trouve je-ne-sais quel moyen pour en sortir et la retrouver alors qu’elle venait de déménager. « Va vérifier. S'il te plait. » Elle menait la vie impossible à son colocataire/ami/amant. Elle lui avait d'abord forcé la main pour qu'il vienne démarrer une nouvelle vie à San Francisco avec elle, ne pouvant s'imaginer seule dans son nouvel appartement. Et maintenant, elle le contraignait à faire le tour de l'appartement, vérifier si les verrous étaient bien fermés et d'autres choses toutes plus inutiles les unes que les autres. Mais, la voyant terrifiée de la sorte, il s'exécutait. Il était tout ce qu’elle n’était pas : patient, stable, calme. Elle ne le méritait vraiment pas. Elle se demandait parfois ce qu’il faisait avec elle mais supprimait rapidement cette pensée ne pouvant tout bonnement pas concevoir sa vie sans lui. « Il n'y a personne. » Il se replongea confortablement dans leur lit, visiblement pressé de retrouver le sommeil tandis qu'elle se blottissait à nouveau dans ses bras. Déjà endormi, elle passa légèrement sa main sur sa joue. « Désolé. »

☇ septembre 2012. Les saisons passent et elle va mieux de jour en jour. Certes, elle a encore des crises, mais moins souvent et moins fortes. Elle réussit désormais à les canaliser et vivre avec. Après tout, c'est une partie de sa vie, une partie d'elle-même dont elle ne pourra sûrement jamais se détacher. Si ces symptômes s'arrangent, on ne peut pas en dire autant de son couple. La base, la solidité de leur relation reposait essentiellement sur ses troubles psychologiques. Il avait su la calmer, l'apaiser quand elle en avait besoin. Il l'avait quelque part sauvé de la démence dans laquelle elle aurait pu sombrer. Depuis, elle a appris à gérer ces choses-là toute seule, et c'est tout le fondement de leur relation qui s'effiloche. Lui, qui avait depuis si longtemps espérer une amélioration de sa santé mentale pour pouvoir enfin avoir une vie normale avec elle, sans rester cloîtrer dans leur deux pièces, s'éloigne. Et puis, il y a cette fille qui téléphone sans cesse. « C'est juste quelqu'un du boulot. » prétend-t-il. Elle hoche la tête vaguement. Elle s'efforce de ne pas lui répondre que c'est un enfoiré doublé d'un menteur, comme les autres. Non, elle ne peut pas faire ça après tout ce qu'il a fait pour elle. Peut-être qu'il mérite mieux après tout. Elle a peur, aussi. Peur qu'il l'abandonne. Peur de se retrouver à nouveau toute seule entre ces quatre murs. Bien sûr, elle est plus indépendante, mais elle se sent encore fragile. Elle le cache tellement bien... Elle déambule avec aisance dans les rues de San Francisco qu’elle côtoie désormais depuis trois ans. « Une glace à la réglisse, s'il-vous-plaît. » Elle avait même pris ses habitudes. Prête à s'assoir en terrasse, elle repérait du coin de l’œil un collège qu'elle avait rencontré à l'école dans laquelle elle travaillait depuis maintenant un an. Ses yeux étaient rivés sur son ordinateur portable au point de ne pas remarquer que la blonde s'était penchée sur son épaule. « Avec le temps qu'il fait, c'est sacrilège d'être sur ton pc. » Un léger sourire aux lèvres, elle inspectait curieusement la page ouverte. Jecherchequelquun.com. Elle leva les yeux au ciel, se demandant silencieusement qu'est-ce que les gens pouvaient trouver sur de tels sites internet. Elle préférait de loin une rencontre charnelle qu'une virtuelle, mais ce n'était là encore que son avis personnel. « Je suis irrécupérable, je sais mais ce genre de site devient très vite addictif. » Elle hochait vaguement la tête aux mots de son collègue tandis que ses yeux se reposaient sur l'écran, attirée par une des dizaines de petites photos affichées. « Tu peux agrandir celle-ci, s'il te plaît. » Elle déglutit, manquant de renverser son cornet et par la même occasion, bousiller sa robe lorsque la photo d'une brune au regard envoûteur s'affichait. Elle ne l'avait pas vu depuis des années mais elle pouvait jurer que c'était elle. Elle, la meilleure amie d'enfance de son jumeau. Ils étaient toujours fourrés ensemble tous les trois et même si Sloane avait au départ l'impression d'être la troisième roue du carrosse, une certaine complicité avait réussi à naître entre la brune et la blonde. Plus mature pour leur âge, c'est elle qui avait maquillée Sloane pour la première fois, elle qui lui avait fait essayé sa première paire de talon, elle qui l'avait traîné à sa première soirée où elle avait bu plus que de raison, elle encore qui avait partagé son dernier cachet d'aspirine le lendemain matin alors qu'elles avaient toutes les deux la gueule de bois. C'était surtout elle qui l'avait fait de nombreuses fois douté sur sa sexualité, leur relation toujours à la limite de l'ambigüe mais n'allant jamais plus loin que de simples baisers. Mais toute cette histoire était restée en suspend lors du décès du frère de Sloane. Atteint d'une maladie incurable depuis son plus jeune âge, elles avaient toutes les deux appris à s'attendre à cette fin malgré la question récurrente de la blonde "pourquoi est-ce arrivé à lui et pas à moi?" Elles avaient été préparés à cette mort depuis toujours mais entre la théorie et la pratique, il y avait toujours une grande marge d’écart. La pétillante brune âgée de seize ans avait déménagé quelques mois après avec toute sa famille et les deux jeunes filles n'étaient jamais réellement resté en contact, de peur d'aborder le sujet encore douloureux de leur deuil ou de leur relation qui avec le temps aurait pu poser de nombreuses complications. « Hey, Sloane. T'es sûre que ça va ? » La blonde revenait peu à peu à ses esprits et ses yeux étaient enfin libéré de la vision de la brune, avec quelques années en plus, lorsque son collègue fermait son pc. Elle hochait rapidement la tête mais ses pensées se bousculaient dans son esprit. Elle savait qu'il était trop tard pour mettre cette image de côté, des milliers de questions lui brûlaient les lèvres et elle désirait en connaître les réponses. Qu'était-elle devenue ? Habitait-elle dans les environs de San Francisco ? Qu'est-ce qu'elle foutait sur un site de rencontres alors qu'elle pouvait attirer hommes et femmes en un seul regard ? Les plans de nouveau départ et de vie aplanie de Sloane craignaient manifestement d’être ébranlés à nouveau.