Les teintes rosées se peignent sur le ciel, annonçant le soleil qui bientôt arrivera. Ma douce mélancolie se peint à l'image du ciel, lointaine et colorée, tristement belle. Alors, je m'enferme. Je m'enlise dans ce simulacre d'utopie, dans mon monde si loin du vôtre, inatteignable, je vogue sur le son de ma contrebasse, j'en écoute les vibrations les yeux clos. Je deviens l'instrument. L'instrument devient moi. Et nul ne nous atteint.

Je suffoque. Je m'étouffe dans mes incompréhensions. Je suis cette fille versatile qu'on toisait dans la maisonnée, celle qui restait dans sa chambre à faire grincer l'archet sur les cordes de l'instrument pour couvrir le bruit des hurlements des parents. Là-bas, c'était l'enfer. Mais la musique m'emmenait, comme un oiseau migrateur, je m'envolais un court instant, libre et légère, sans le poids d'une implosion familiale sur mes frêles épaules de gamine perdue. J'étais la paria qui se terrait derrière une contrebasse presque plus grosse qu'elle pour ne pas avoir à risquer de prendre part au fléau qui s'abattait sur nous. Je voulais la mère en pleine santé d'autrefois, je voulais le père aimant d'un passé funeste. Je savais que je ne pouvais pas avoir les deux. Alors, je n'en voulais plus aucun. Je veux tout. Ou je ne veux rien. Mais le trop m'effraie, le rien me rend triste. Je n'entendais plus les railleries du paternel au sujet de mon indifférence qui s'abattait sur moi comme un couteau tranchant, je ne voyais plus le regard vide de la matrone qui jaugeait sa fille unique avec une déception grandissante. Parce que j'étais là. J'entendais. J'étais le témoin silencieux de la douleur qui l'accablait. Mais je jouais. Alibi dérisoire devant le désespoir de la génitrice. Piètre gamine. Son visage par instant tuméfié disparaissait dans mes songes pour redessiner la beauté qu'on lui prêtait autrefois. Cette même beauté qui se peignait sur mon propre visage. J'étais la voleuse de la magnificence de ma mère. Le sourire en moins.

Je veux l'amour sans la souffrance, l'amitié sans les contraintes, la symphonie comme ultime tragédie, le mélodrame sans les larmes, l'aube sans le jour qui survient ... Je veux tout sans rien avoir. Je ne veux pas du bonheur fugace qui se peint sur les visages pour disparaître ensuite. Je ne veux pas de la brève utopie qui nous refile des espoirs à outrance avant de tout détruire. Je ne veux pas de l'amour qui m'attire et m'attriste, qui m'enlise dans sa mélancolie et me fait regretter d'aimer. Je voudrais voir s'élever dans le ciel les mélodies sourdes qui fendent le silence pesant des après-midi électrique entre les couples qui s'insultent. Je veux percevoir les vibrations de l'instrument qui dissipe les maux qui m'habite. Je veux l'insouciance d'une existence qui se veut cruel. Et c'est la peur qui me tenaille sans cesse, cette impression de finir désillusionné qui me pousse à nier que je ne suis pas si différente. Je suis faite dans le même moule que les autres. D'une matière différente toutefois. Je suis la femme d'apparence inflexible, avec ses sourires écarlates dévoilant une rangée de dent blanche. Je suis l'inconnue au milieu de cette scène qui fait valser son archet sur son instrument. L'aimant qui attire toujours les autres sans en faire fit. Je suis l'inatteignable oiseau migration qui ne cesse de s'enfuir vers un horizon nouveau pour ne rien regretter d'une existence qui aurait pu être monotone. Je suis la lâche qui quitte une relation qui semblerait utopique à l'aide d'un simple papier jauni et quelques mots fades qui ne sauraient justifier mes agissements. Alors pardonne moi. Pardonne ma faiblesse, ma distance, les maux que tu portes à cause de moi, la douleur que j'ai provoquée si tel fut le cas. Tu sais Paule, j'aurais voulu y croire, autant que toi tu y croyais. Voir, dans le reflet de notre duo, l'esquisse d'un éternel. Entendre dans les mots qu'ont se dédiait la promesse d'une vie meilleure. Mais comme toujours, je suis sourde, je n'entends rien de ce qui est bon à retenir. Je redeviens cette gamine d'autrefois, qui s'enlise dans son univers pour oublier que le bonheur pourrait exister, refusant d'accepter ce qui s'impose à mes yeux clairs. Je ne perçois rien sinon la symphonie que je joue sans cesse, une ode à l'amour. Notre amour éteint. Étouffée par ma peur et mon indifférence.

Le soleil se lève, masqué par une grisaille qui semble me poursuivre. Les fines gouttes s'abattent sur le macadam dans un doux bruissement, la rue est déserte. Mes pieds nus dévalent les escaliers du vieil immeuble et s'arrêtent sous le préau. Un nouveau pas. Je me laisse englober par cette couverture descendue du ciel. On dit que l'eau représente la pureté, la possibilité de nettoyer notre âme des maux qui la tenaillent. J'ai froid. Affreusement froid. Mais je m'en fiche. Je laisse l'eau faire son oeuvre, naïvement, j'espère devenir une autre personne, une personne qui saura voir ce que le monde a à lui offrir. Pourtant, lorsque je rentre, je ne me sens pas changer. Le froid brûle mes os et mon nez coule, signe d'une grippe à venir. Un court instant, j'ai l'impression d'être seule, songeant que personne ne s'attardera dans ma chambre pour me cajoler et m'apporter des mouchoirs à foison. Puis, mon regard s'attarde sur l'instrument. Cette bonne vieille contrebasse, comme une âme soeur, toujours si fièrement prostré à sa place habituel. Je n'ai jamais été seule. J'ai seulement eu une compagnie différente des autres. Et je le concède, ça me fait mal parfois.