« Les passagers du vol 3022 en direction de San Francisco, sont priés de au quai d’embarquement numéro… »

Les yeux rivés sur la piste de décollage, tu regardes les avions s’envoler. Des oiseaux. Parfois tu les envies, ces animaux qui n’ont ni maître, ni bourreau. Ils volent vers les zones chaudes de notre planète, et reviennent chaque printemps. Comme si c’était normal, de s’en aller quand un problème arrivait et de revenir quand tout était réglé. Bagages en main, tu marches, bousculée par la foule. Cette année tu quittes encore plus nostalgique ta terre natale. Tu regardes une dernière fois la neige qui tombe doucement dehors et dans un autre soupir, tu rentres finalement dans cet oiseau d’acier. Adieu la liberté.

Assise en première classe, les écouteurs vissés dans les oreilles et un livre en main, les passagers autour de toi savent qu’ils viennent définitivement de perdre ton attention. C’est comme si plus rien n’avait de sens, et que tu devenais toi-même un de ces volatiles. Tu partais dans un autre monde, jusqu’à ce que la réalité vienne frapper à ta porte. Et pendant ces trois mois, elle avait cogné inlassablement. La Suède c’était ton paradis. Un écrin de froideur dans la dureté du monde dans lequel tu vivais. Depuis ton enfance, tu te rendais chaque année dans ce petit havre de paix et pendant trois mois, privée de tous contact humain tu te reconstruisais, à l’abri des regards, des voyeurs. Tu pansais tes blessures.

“ Saying hey now you're bleeding for nothing. It's hard to breathe when you're standing on your own. We'll kill ourselves to find freedom. You'll kill yourself to find anything at all.”

Tu dis que tu saignes pour rien. Que personne n’arrivera à soigner ce trou béant qui s’élargit inexorablement. Parce qu’ils sont partis. Parce que tu sais que tu ne les reverras plus. Et que c’est toujours la même chose. Tu crois toucher le bonheur, être heureuse, dans ta petite vie et quelque chose ou quelqu’un vient tout foutre en l’air.
Tu ne sais même plus ce que tu fais dans cet avion. C’est comme si tes gestes étaient devenus mathématique, presque mécanique. Tu respires mais tu étouffes, tu aimes mais tu pars, tu vis mais tu meurs.

Les yeux perdus dans le vide, tu pleures. Silencieuses, tes larmes finissent leurs courses assassinent au creux de tes lèvres, et tombent finalement dans ce puits sans fin qu’est ta bouche. Tu dis que ça ne te blesse pas, que ça ne te blesse plus. Et pourtant, ton corps est secoué par des hoquets de larmes, de rancœurs, de tristesses. Tu veux faire sauter cet avion, tu veux qu’ils meurent, que tout le monde meure toi y compris. Animée par un sombre désir de vengeance, tu rêves d’ouvrir cette porte de secours. Mais tu ne le feras pas.

Tu maudis ta mère et ce prénom qu’elle t’a donnée. Gabriel. Petite, tu t’étais plongée dans l’arbre généalogique de ta famille et fascinée par certains prénoms, tu t’étais longtemps faite prénommée Kjerstin. Mais tu avais fini par accepter ce prénom biblique et masculin qui t’avais value de nombreuses fois les moqueries de tes camarades. Et en grandissant, tu avais appris que ce prénom que tu détestais tant, te donnait un certain charme. Mais tu t’en foutais royalement.

Certains disent que sans amour, l’Homme ne peut point vivre. Et pourtant regarde-toi. Toi et ta bonne humeur, toi et tes sourires, tes câlins, tes soupirs. Tu vis depuis longtemps sans aimer véritablement. Tu ne sais même plus si un de tes je t’aime à de la valeur. Mais tu vis. Enfin, vivre est un bien grand mot.

Tu sursautes et fait tomber ton marque page. Lentement tu te baisses pour le ramasser et tu regardes attentivement cette photo froissée. Lui et toi. Toi et lui, enlacé pour le meilleur et le pire. Lui et toi. Toi et lui. L’un tourné vers l’avenir, l’une bloqué dans le passé. Il avait toujours eu cette flamme dans le regard, pendant que toi, tu t’effaçais. Comme à chaque fois. Lui et toi. Tu aurais tout fait pour qu’il reste à tes côtés. Mais les gens meurent. C’est une étape nécessaire mais douloureuse au renouvellement. A une vie meilleure. Alors que dire du suicide de votre mère ?

Sans crier gare, tu t’endors. Et c’est une main bienveillante et un sourire à la con qui te réveille.

« Mademoiselle, on a atterri. »

Encore endormie, tu descends de l’avion, le visage caché par ton écharpe, malgré les températures estivales. Mais tu pleures, encore et encore dans cet aéroport bondé. Tu pleures lorsque tu te saisies de ta valise et tu pleures lorsque tu marches dans les couloirs qui te mèneront vers la sortie. Et alors que tu relèves la tête, c’est deux bras qui t’enlacent.

« Tu m’as manquée. »

Sheen. Tu relèves la tête et tu lui souris, puis c’est bras dessus et bras dessous que vous sortez de là. Elle prend ta valise et vous marchez longuement, à la fois silencieuses et joyeuses. Alors que tu tournes la tête pour lui parler, tu reçois un mail que tu ouvres sans grande conviction. En trois mois tu as eu quelques notifications de ce site de rencontre mais tu n’y avais pas trop prêtée attention. Tu avais aimé quelques profils par-ci, par-là, mais ce n’est qu’aujourd’hui que tu tombais sur quelque chose de plus intéressant. Décidé à vivre ta vie pleinement, tu aimas son profil comme il l’avait fait pour le tien. Le début d’une nouvelle histoire ? Tu en doutes. Mais si ça pouvait te faire oublier les déboires de ces derniers mois, alors tu n’avais plus qu’un mot à dire. Carpe Diem.